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LE CONCOURS DE 1889

Au 19ème siècle, les succès de la mécanique céleste de Laplace incitent à l’optimisme. En 1858, Dirichlet confie à l’un de ses élèves qu’il a trouvé une méthode démontrant la stabilité du système solaire mais il meurt avant d’avoir publié ses résultats. L’université de Stockholm organise en 1889 un concours sur la question et le sujet est proposé par Weierstrass :

« Pour un système quelconque de points massifs s’attirant mutuellement selon les lois de Newton, en supposant qu’aucun de ces points ne subisse de collisions, donner en fonction du temps les coordonnées des points individuels sous la forme d’une série uniformément convergente dont les termes s’expriment par des fonctions connues ».

A cet énoncé, Weierstrass rajoute un commentaire explicatif :

« Ce problème, dont la résolution élargirait considérablement notre compréhension du système solaire, devrait pouvoir être résolu à l’aide des méthodes analytiques actuellement disponibles. Malheureusement nous ignorons tout de la méthode de Dirichlet. Nous pouvons cependant supposer, avec une certitude presque totale, que cette méthode ne reposait pas sur des calculs longs et compliqués, mais sur le développement d’une idée simple et fondamentale que l’on peut raisonnablement espérer retrouver par une recherche pénétrante et persévérante ».

Ironie du cheminement de la Science ! Un jeune mathématicien français, Henri Poincaré, démontre que le problème est mal posé et qu’il n’a pas de solution. Le jury, très « fair play », estime que cette contribution est si originale et si importante qu’il est déclaré vainqueur du concours.

 

POINCARÉ ET LE CHAOS

poincart.gif (40384 octets)Henri Poincaré est né en 1854. Etudiant brillant, puis chercheur encore plus brillant, il est, dès 1881, professeur de mathématiques à l’Université de Paris. Après son succès au concours de 1889 il publie, l’année suivante, le texte de sa contribution, « largement revue et augmentée », dans la revue Acta Mathematica, sous le titre : « Sur le problème des trois corps et les équations de la dynamique ». Par la suite, il développera encore davantage ses idées dans son cours à l’École Polytechnique qui sera publié de 1892 à 1899 sous le titre « Méthodes nouvelles de la Mécanique céleste ».

Comme il réalise très bien la complexité du problème posé par Weierstrass, il préfère se limiter au mouvement de trois corps célestes tels que l’ensemble Soleil, Terre, Lune et son étude progresse par étapes :

1) Les équations du problème à trois corps sont non linéaires et non intégrables. Les solutions sous forme de série ne peuvent être que particulières et inutilisables pour les prévisions à long terme.

2) Il vaut mieux chercher des solutions qualitatives par une étude géométrique dans l’espace de phase, espace conventionnel à 6 dimensions (x, y, z, dx/dt, dy/dt, dz/dt). Comme il n’est pas très facile d’y voir à 6 dimensions, on procède à des coupes ; ce sont les fameuses coupes de Poincaré.

3) Poincaré découvre ainsi qu’il y a, pour l’essentiel, et suivant les conditions initiales, deux types de solutions : les solutions périodiques et les solutions chaotiques.

trajectt.gif (121617 octets)Ces idées géométriques qualitatives sont remarquables mais nécessairement limitées car Poincaré ne dispose à l’époque que d’un crayon et d’un papier pour dessiner. Seule son extraordinaire aptitude à l’abstraction lui a permis d’imaginer la géométrie du problème et de poser les bases de la théorie du chaos. C’est longtemps après sa disparition, vers 1970, que l’arrivée de l’ordinateur a permis de faire progresser cette théorie du chaos en délimitant de façon quantitative très précise les zones de mouvement périodique et les zones de mouvement chaotique. 

L’ordinateur permet aussi de calculer par intégration numérique le début d’une trajectoire chaotique. Sur la figure 10, on a représenté le mouvement pendant les premiers jours d’une sonde spatiale arrivant à proximité d’un système de deux étoiles de même masse ; on voit que la trajectoire est particulièrement désordonnée et l’on conçoit bien que l’avenir de cette sonde est imprévisible. C’est un bel exemple du problème à trois corps restreint pour lequel la masse du troisième corps est très faible devant les masses des deux autres.

Le dogme d’immuabilité doit être abandonné et cela nous incite à chercher des mouvements chaotiques dans le système solaire.

 

HYPERION, UN SATELLITE TRÈS AGITE

Autour de la planète Saturne, très célèbre par ses anneaux, on a identifié à ce jour 18 satellites parmi lesquels nous allons nous intéresser à Titan (n°15) et à Hypérion (n°16). Voyons d’abord les données astronomiques :

Saturne : Masse 5,68.1024 kg

Forme Sphère

Diamètre 120600 km

Titan : Masse 1,37.1023 kg

Forme Sphère

Diamètre 5140 km

Période 15,94 jours

Distance au centre de Saturne 1222000 km

Hypérion : Masse 1,77.1019 kg

Forme Cacahouète

Dimensions 410 x 260 x 220 km Période 21,28 jours

Distance au centre de Saturne 1481000 km

coupet.gif (30392 octets)Les orbites des autres satellites sont suffisamment éloignées des satellites 15 et 16 pour que l’on puisse isoler le système Saturne, Titan, Hypérion ; on se trouve alors en présence d’une illustration typique du problème à trois corps restreint car la masse d’Hypérion est très faible par rapport à celles de Saturne et de Titan et l’on peut se demander si ce système est le siège d’un mouvement chaotique. La forme allongée et dissymétrique d’Hypérion suggère a priori de chercher des variations possibles de la rotation propre du satellite, c’est à dire d’étudier la relation entre l’orientation de l’axe de rotation et la vitesse angulaire correspondante. Le calcul a été fait par l’équipe californienne de Wisdom, Peale et Mignard en 1983 (figure 11). Le résultat fait apparaître une coupe de Poincaré tout à fait typique, avec des zones blanches constituant des îlots de stabilité et des zones de points répartis au hasard qui correspondent à un mouvement chaotique. Ainsi, l’existence des pirouettes d’Hypérion paraît possible et il reste alors à prouver qu’elles existent réellement par l’observation astronomique.

La recherche d’une rotation chaotique est simple dans son principe :

Si un satellite sphérique tourne régulièrement sur lui-même on observera au télescope un point lumineux d’éclat constant.

Si un satellite allongé tourne régulièrement sur lui-même autour d’un petit axe d’orientation fixe, on observera au télescope un point lumineux dont l’éclat varie périodiquement.

Si un satellite allongé et dissymétrique tourne irrégulièrement sur lui-même autour d’un axe d’orientation variable, on observera au télescope un point lumineux dont l’éclat varie aléatoirement.

variatit.gif (21597 octets)Simple dans son principe, la mesure est délicate en raison de la faible luminosité d’Hypérion et de la forte luminosité de la planète Saturne, toute proche. Le défi a été relevé par Klavetter qui a réalisé 53 nuits d’observation entre le 31 mai et le 5 août 1987 à l’observatoire Mac Graw Hill. Sur ces 53 nuits, 37 lui ont apporté des données utilisables (figure 12). Les points expérimentaux apparaissent dispersés de façon aléatoire ; aucune courbe périodique susceptible de correspondre à des périodes de rotation uniforme allant de 1 heure à 7 semaines ne concorde de manière satisfaisante avec l’ensemble de ces points ; seule, la courbe théorique d’un mouvement chaotique donne un accord convenable. Ainsi, la rotation désordonnée d’Hypérion apparaît comme le premier exemple identifié de l’existence du chaos dans le système solaire.

Ces calculs d’astronomie sur des objets lointains trouvent leur application dans le domaine spatial. Un satellite de télécommunication doit toujours tourner d’un mouvement régulier autour d’un axe fixe pour émettre toujours dans la même direction. Il ne faut surtout pas qu’il entre dans un régime de pirouettes chaotiques car il faudrait consommer beaucoup de carburant pour le remettre dans le droit chemin. La théorie du chaos permet de définir les conditions d’une rotation stable, et l’on s’efforce de maintenir le satellite dans ces conditions à l’aide des petites fusées annexes sans consommer trop de carburant.

 

L’AVENIR DE LA TERRE

Il nous reste à chercher si le mouvement à long terme de la Terre est périodique ou chaotique. Répondre à la question posée dans l’esprit de Laplace est absolument inextricable mais, heureusement, il n’est pas nécessaire de connaître la position précise de la Terre à un instant donné dans un futur lointain. Il suffit de savoir comment évoluent l’excentricité et l’inclinaison de l’orbite terrestre, au cours du temps, pendant 1, 10, 100 ou même 1000 millions d’années. La recherche se fait par intégration numérique des équations de la mécanique céleste avec un pas d’intégration suffisamment grand pour effacer les variations rapides et limiter la durée des calculs. Trois équipes de recherche travaillent sur le problème depuis1989. Ce sont les équipes de :

- Laskar : France (Bureau des longitudes)

Tremaine : Canada (Toronto)

Wisdom : USA (Californie)

Chaque équipe a ses méthodes (algorithmes, pas d’intégration…) mais leurs résultats sont concordants dans les plages de temps qui leur sont communes, ce qui donne assez confiance dans la méthode utilisée. C’est l’équipe californienne qui a poussé l’extrapolation au plus loin en calculant l’avenir jusqu’à 1 milliard d’années. Pour présenter ses résultats, Wisdom a réalisé en 1993 une vidéo présentant l’évolution des orbites planétaires en  accéléré (1 seconde = 60000 ans). On constate alors que toutes les orbites planétaires s’agitent. Certaines, comme celle de la Terre, sont assez sages ; d’autres, comme celle de Mars, s’agitent au contraire frénétiquement. En dépit de ce chahut, les orbites ne se coupent jamais, ce qui élimine les risques de collision, et c’est pourquoi Wisdom s’autorise à proposer deux conclusions :

Si, après avoir vu ce film, on vous demandait de démontrer la stabilité du système solaire, vous diriez immédiatement : « Je ne crois pas que le système solaire soit stable ».

Le chaos n’est pas nécessairement synonyme de catastrophe.

 

CONCLUSION

Cet article commençait par une célèbre citation de Laplace datant de 1814 ; il se terminera par une citation de Poincaré qui, elle, date de 1908. On pourra ainsi mesurer le chemin parcouru en un siècle :

« Une cause très petite, et qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous connaissions exactement les lois de la Nature et la situation de l’Univers à l’instant initial, nous pourrions prédire la situation de ce même Univers à l’instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles n’auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation initiale qu’approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c’est tout ce qu’il nous faut, nous disons que le phénomène a été prévu, qu’il est régi par des lois ; mais il n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux ; une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit ».

Charles RUHLA Professeur émérite à l’Université Claude Bernard

BIBLIOGRAPHIE

- Pierre - Gilles de GENNES : « L’ordre du Chaos », Pour la Science 1977 à 1989

Diffusion BELIN 8 rue Férou 75006 PARIS

-C . MARCHAL : « La physique est-elle déterministe ? », Revue du Palais de la Découverte

N° 128, mai 1985

-Ivars PETERSON : « Le chaos dans le système solaire », Pour la Science 1995

Diffusion BELIN 8 rue Férou 75006 PARIS

-Charles RUHLA : « La physique du hasard », HACHETTE – CNRS Paris 1989

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CHAOS ET CATASTROPHE

Le lecteur qui aura eu le courage et la patience de lire les deux articles sur la théorie des catastrophes (N°45 d'Auvergne Sciences) et la théorie du chaos se demandera peut être quel rapport existe entre ces deux théories; l'une et l'autre représentent des solutions particulières et approchées d'une théorie générale des systèmes mécaniques dissipatifs.

Un système mécanique dissipatif soumis à une perturbation revient à l'équilibre après une durée d'amortissement caractéristique appelée temps de relaxation:

- Pour le lac de montagne, le temps de relaxation se mesure en heures.

- Pour l'aiguille aimantée, le temps de relaxation se mesure en minutes.

Tout dépend alors de la vitesse de variation du phénomène excitateur extérieur: - Pour le lac de montagne, il faut au moins un siècle pour avoir une variation significative de son profil et cette durée est très supérieure au temps de relaxation du système. L'analyse de ce phénomène entre dans le cadre de la théorie des catastrophes.

- Pour l'aiguille aimantée, la période du champ tournant- exciter est de l'ordre de la seconde, et cette durée est très inférieure au temps de relaxation du système. L'analyse de ce phénomène entre dans le cadre de la théorie du chaos.

En dehors de ces deux théories particulières il reste à construire une théorie générale des systèmes mécaniques dissipatifs. . . mais ceci est une autre histoire !


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