L'imagination au-dessus


par Pascal Dusapin


Approcher l'oeuvre de Iannis Xenakis est une tâche ardue et austère, où les références à la philosophie grecque se mêlent allègrement à l'axiomatique moderne.

Sa pensée, profondément pénétrée par l'idée pythagoricienne de l'"Art/Science" a cependant engendré les pires confusions. Si le formalisme de Xenakis commence par le modèle mathématique, c'est que son esprit s'exalte sans cesse à l'idée d'une forme absolue d'une solidité structurelle sans faille. Mais, dès que l'analyse de ses oeuvres en révèle les détours, les fuites même devant la rectitude de sa méthode, il peut apparaître alors comme un "léger mystique".

N'en concluons pas qu'il s'agit avec lui d'un scientisme impur, d'un écran scintillant et trompeur; l'apprentissage solitaire et douloureux de cette approche plurale de l'art fut son premier outil formel. Elle lui permet une imagination "au-dessus" des normes de la technique musicale ou de celles des "intégristes de la pure raison".

Sa musique a effectivement opéré une catalyse avec la science, mais n'a jamais pu créer un axiome qui puisse fondamentalement valider la thèse de l'"Art/Science". L'originalité de sa démarche, bien qu'elle ait permis de solutionner certains aspects de l'alternative musicale des années 50/60, reste néanmoins une théorie de l'analogie et du transfert de modèle.

Lorsque Xenakis fait appel à la théorie cinétique des gaz ou à la loi de Poisson, c'est parce qu'il établit un médiat entre une idée purement sonore et une combinatoire abstraite des nombres, qui lui permettra de réaliser sa musique, mais les exemples abondent où, apparemment sécurisé par des velléités rationalistes, il n'hésite pas à transgresser son propos de base par un "instinct" et "des choix subjectifs" qui, s'ils deviennent "les seuls garants de la valeur d'une oeuvre", n'en remettent pas toutefois en question son pythagorisme. On pourrait même parler d'échec, si Xenakis n'avait pas toujours dit qu'une formalisation en série des problèmes de la composition n'est qu'une paresse et un appauvrissement de la pensée. Ces quelques objec tions révèlent l'essence profondément musi cale d'une inspiration que l'on a souvent qualifiée de "sèche" ou d'"algorithmique".

Au contraire, Xenakis ne s'est jamais laissé abuser, ni par les mathémathiques, ni par les ordinateurs. Il s'est systématiquement enrichi de ces dures disciplines de l'esprit et de la technique, pour mieux reculer les frontières et les limites de son "penser la musique", en une permanente jonction de ses connaissances scientifiques à son intuition de compositeur. Là réside l'étonnante réussite de son art, d'autant plus qu'aucune analyse dite "rationnelle" n'a jamais pu expliquer, ni même éclairer, les caractères de cette musique qui apparaît comme l'un des mondes sonores les plus radicaux et les plus neufs du XXe siècle. A cette question du "style", Xenakis a d'ailleurs toujours refusé de répondre, préférant même un "j'aime" ou "je n'aime pas" péremptoire.

C'est qu'avant d'être cet "architecte ingénieur-musicien-mathématicien", Xenakis est un philosophe, en quête d'une "vérité immédiate, rare, énorme et parfaite", ayant compris la fonction de l'art, considérant ce qui le remettait en question comme des épiphénomènes plaçant l'activité créatrice comme supérieure à toutes les autres, afin que l'art "baigne dans tous les domaines scientifiques comme dans la vie quotidienne". La dimension exclusivement humaniste de ce musicien prend donc place dans une lignée de penseurs qui commence au coeur de l'Antiquité, mais dont les spécificités restent exclusi vement attachées à une méthodologie "post cartésienne", même si l'objet qu'elle traite ne peut en supporter toute l'exigence.

Les premières écoutes des oeuvres de Xenakis apparaissent en général "i-nouïes" c'est-à-dire "jamais entendues". La force, voire la brutalité archaïque de son oeuvre a suscité bien des métaphores avec les "volcans en éruption", les "galaxies et le cosmos" mais plutôt que d'enrichir encore cette liste d'épithètes je voudrais dire l'immense bonheur de cette musique, sa réelle jouissance à vivre, le caractère unique de ces grandes fêtes sonores que sont Nomos gamma ou Jonchaieset qui font même dire, à quelques-uns, qu'elles auraient pu naître dans un tout autre siècle, comme si la pensée de Xenakis n'était pas constituée de strates et des résidus des cultures passées.

Mais est-il vrai qu'il inaugure cette nouvelle "race" d'artistes multidisciplinaires, ces "cerveaux puissants et universels" qui prendront la "place des dieux" ? Je n'irais sur tout pas solliciter l'Histoire pour avaliser une telle croyance; elle a trop souvent servi de caution aux pires divagations esthétiques et politiques.

La question est de savoir à présent si l'incertaine relation entre les sciences et les arts formulée par Xenakis sera un facteur d'évolutions et de mutations pour notre conscience, ou si elle ne restera que la fabuleuse coïncidence d'un homme parvenu aux plus hauts degrés de la création, grâce à l'originalité de sa formation physique et spirituelle.

Dans ce cas même, son oeuvre la plus forte restera solitaire, questionnant sans cesse son propre être et l'univers dans lequel elle sera destinée à exister...

 

Source : "Festival d'Automne à Paris 1972-1982"
Jean-Pierre Leonardini, Marie Collin et Joséphine Markovits
Ed. Messidor/Temps Actuels, Paris, 1982, p. 217-218

© Ed. Messidor-Festival d'Automne à Paris