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"LE MONDE DE L'ART N'EST PAS
LE MONDE DU PARDON"
(René Char)
"A chaque touche je risque ma vie". Paul Cézanne
"Se forger des lois de fer, ne serait-ce que pour leur obéir
ou désobéir difficilement". Robert Bresson
I.L'orientation générale de Xenakis
Xenakis aborde le travail de composition par le maniement en bloc de vastes
ensembles. Loin, comme la plupart des compositeurs, de construire hiérarchiquement
ses ensembles, en les engendrant de l'intérieur par combinaison et
prolifération d'éléments, par emboitement d'"atômes"
et de "molécules", Xenakis opère immédiatement
sur une plus ample échelle; chez lui interviennent des ensembles
de grandes proportions qu'il nommera "nuages" ou "complexes"
de sons et qu'il définira par certaines de leurs propriétés
globales: leur aspect granulaire ou continu, la nature plus ou moins prononcée
de leur homogénéité interne, la qualité poreuse
ou hermétique de leurs frontières...
Cette approche globale, que Xenakis prôna, dès 1955, comme
alternative face à ce qu'il appellait "la crise de la musique
sérielle"(_), se décèle dans toutes ses partitions.
Pour n'en donner qu'un exemple, "Nomos Alpha" se construit autour
de huit catégories d'ensembles qualitativement distingués(_)
selon la continuité ou le pointillisme des gestes instrumentaux qui
les composent, selon leur direction convergente ou divergente...
Ce type de démarche ouvre à une double perspective:
a) comment construire une intériorité de ces ensembles, ne
serait-ce que pour les définir musicalement? Comment préciser
les éléments qui vont intérieurement les composer?
b) comment combiner ces ensembles, les arranger selon des opérations
"externes" afin de générer le Macrocosme et le parcours
de l'oeuvre?
Cette démarche peut s'illustrer du schéma suivant:
a b
éléments ensembles ensembles d'ensembles
Le parcours le plus fréquent, qu'un compositeur comme Boulez illustre
parfaitement, est, à l'inverse, celui-ci:
éléments ensembles ensembles d'ensembles
La première démarche n'est cependant pas le propre de Xenakis;
on la trouve également pratiquée par certains compositeurs
sériels, qu'il s'agisse de Stockhausen (dés le début
des années 50, celui-ci travaille sur des "groupes" de
sons(_)) ou de Ferneyhough(_) mais il est vrai que la majeure partie des
compositeurs illustrent plus volontiers la seconde position.
Le propre de Xenakis va être de dissocier les deux processus (a) et
(b) impliqués par le schéma précédent et de
les constituer indépendamment l'un de l'autre: les opérations
(b) qui travaillent de l'extérieur les ensembles vont se faire selon
une logique indépendante de leur qualification intérieure
(a). Il y aura donc deux logiques distinctes: l'une pour engendrer la Macro-structure,
l'autre pour particulariser la micro-structure.
Donnons de cela deux exemples(_) :
* Dans "Herma", les opérations extérieures sont
décalquées des opérations élémentaires
de la théorie des ensembles: l'intersection, la réunion et
la complémentarité. Les opérations intérieures
de remplissage se font par contre de façon probabiliste sur la base
d'une sélection (revendiquée arbitraire) de trois ensembles
de hauteurs.
* Dans "Nomos Alpha" les opérations extérieures
résultent d'une combinatoire empruntée à la théorie
des groupes; par delà les intitulés techniques que Xenakis
se plait à mettre en avant(_), on trouve des règles assez
simples servant à enchaîner de façon variée les
ensembles initiaux. Les opérations intérieures se feront par
contre selon une logique entièrement indépendante: la logique
des cribles.
On a, dans ces deux cas, un cloisonnement entre les différentes catégories
d'opérations compositionnelles, une indifférence réciproque
entre processus intérieurs et extérieurs.
Ceci ne se retrouve nullement chez les compositeurs précédemment
cités:
* Stockhausen s'astreint à unifier les deux processus au moyen de
l'unicité d'une loi, loi d'engendrement qui, partant du global de
l'oeuvre, va produire le détail de la partition par fragmentation
répétée en sorte que son travail de composition pourrait
ainsi se symboliser:
éléments ensembles ensembles d'ensembles
* Ferneyhough pour sa part constituera les opérations externes en
tenant compte de la nature singulière de ses ensembles et en particulier
de leur déploiement sonore; ainsi les filtres qu'il utilisera pour
déduire de nouveaux ensembles à partir d'un ensemble premier
seront fonction du "contenu" propre de cet ensemble. Il y aura
donc chez lui un engendrement concommittant des deux processus si bien qu'il
serait justifié dans son cas de les symboliser par la même
lettre, affectée d'indices variés:
A1 A2
éléments ensembles ensembles d'ensembles
L'attitude de Xenakis a deux conséquences:
1) La "composition" intérieure de ses ensembles se définit
comme un processus de remplissage: une fois les frontières et les
"qualités" globales des ensembles fixées (tessitures,
plages de durées, ambitus, dynamiques...), l'espace ainsi circonscrit
est occupé localement sans être rétroactivement affecté
par le matériau qui lui advient.
2) L'organisation macroscopique, pour sa part, est conçue selon le
modèle d'une formule. En effet, le global de l'oeuvre n'est plus
un processus mais la consécution d'opérations, ordonnées
selon une loi indifférente à la particularité des objets
manipulés.
II.De deux catégories de problémes
Ce faisant, Xenakis disjoint radicalement deux sortes de propriétés
du matériau: ses propriétés intrinséques et
ses propriétés en situation. J'emprunte ces catégories
à A.Lautman(_) qui discerne deux façons très globales
de concevoir leur articulation:
* La première vient de Leibniz et associe étroitement les
deux types de propriété; l'exemple canonique est celui de
la bande de Moebius puisque sa principale propriété intrinséque
(être une surface inorientable) est essentiellement corrélée
à sa propriété en situation (être une surface
unilatère).
* La seconde, celle de Kant, dissocie l'analytique des propriétés
intrinsèques de l'esthétique des propriétés
de situation, à charge alors pour le théoricien de penser
l'articulation de cette dualité originaire et l'influence relative
des unes par les autres.
Dans ces deux cas, il n'y a de consistance globale du "Tout" résultant
de l'insertion d'un objet dans un espace que si les deux ensembles de propriété
rejaillissent l'un sur l'autre; ou encore: il n'y a de consistance de la
globalité résultante que s'il y a un noeud qui s'instaure
entre identité interne du matériau et nature des processus
auxquels il est soumis, que ce noeud soit d'essence (Leibniz) ou qu'il soit
d'existence (Kant).
Comment en effet échapper à cette exigence minimale que l'on
retrouve bien naturellement dans la composition? Xenakis n'hésite
pas à se défaire de ce souci, et nous allons voir à
quel prix.
III.Le remplissage des espaces locaux
Comment Xenakis va-t-il remplir ses espaces prédécoupés
dont l'avenir est prédéterminé?
Son opérateur privilégié sera un contrôle statistique
des éléments; par quelques techniques "stochastiques",
Xenakis va sélectionner des éléments à l'intérieur
d'un réservoir (plus ou moins arbitrairement préconstitué)
et les répartir dans les espaces préformés; sa préoccupation
se portera non sur le détail de chaque occurence mais seulement sur
quelques résultantes "moyennes". Bien évidemment
Xenakis varie son travail et recourt également à des techniques
non statistiques de remplissage, mais l'élément commun qui
autorise de prendre l'appareillage stochastique comme paradigme de son approche
compositionnelle est que, dans tous les cas, Xenakis se consacre à
un contrôle "en gros" du matériau. D'où trois
caractéristiques de son travail:
1) Il dispose plutôt qu'il ne compose (en ce que ce dernier terme
suppose de dialectique, a minima entre le local et le global).
2) Il indiffére les détails de sa partition.
3) Il travaille son matériau "en gros".
Cette simplification drastique ne manque pas de lui faciliter les problèmes
compositionnels et permet de comprendre l'abondance de sa production(_).
IV.Le geste
Xenakis dispose cependant d'un atout capital: la force de son geste (instrumental
ou musical). C'est en ce domaine que se situe, à mon sens, son inventivité
propre et c'est par là, je crois, que l'auditeur et l'interprète
accèdent généralement à sa musique .
Le geste est chez lui ce qui condense, en un élan soudain et un détour
imprévu, ce qui était laborieusement disposé dans l'"hors-temps"
du travail pré-compositionnel. Telle est la ressource singulière
de ses oeuvres: le geste, ce mouvement si présent et captivant mais
également si pauvre et univoque, qui retient l'attention, accroche
l'oreille quand il la prend par surprise pour l'abandonner aussitôt
quand, inévitablement, il se clot et se referme sur lui-même.
Mais la puissance du geste est grevée de l'incapacité de cette
catégorie à articuler à elle seule une pensée
musicale; c'est pour cela d'ailleurs que d'autres compositeurs tels F.Donatoni(_)
ou B.Ferneyhough(_) ne conçoivent le geste que pris dans une dialectique
avec cet Autre du geste qu'est, pour ces compositeurs, la "figure".
En musique, le geste connote nécessairement l'idée de références
et de significations. Un geste résiste en effet à n'être
que le maillon neutre d'une chaîne; il se refuse à ne prendre
sens que par ce qui l'entoure et l'enserre, à être principalement
défini par ses propriétés de situation. En ce sens
le geste se rapproche d'un "caractère" (au sens psychologique
du terme) plutôt qu'il n'est une plasticité fonctionnelle.
Le geste musical, nécessairement, interrompt un enchainement et ainsi
s'oppose, en un sens emprumpté à Lacan, à la logique
du signifiant: si le signifiant est bien en position de "suprématie
sur le signifié", si c'est bien "dans la chaîne du
signifiant que le sens insiste (sans) qu'aucun des éléments
de la chaîne ne consiste dans la signification dont il est capable"(_),
le geste est ce qui interrompt "le glissement incessant du signifié
sous le signifiant", ce qui asservit le matériau musical au
registre des significations et des références.
Certes l'usage de catégories empruntées au langage ne vaut
ici que pour une métaphore; je n'en tiens pas en effet pour les modèles
linguistiques en matière musicale, non que la musique soit, comme
on a pu le dire trop légèrement(_), "un art non signifiant"
mais, plus exactement, qu'elle ne soit pas un discours. D'où la difficulté
singulière de parler de la musique, voisine de cette difficulté
à produire un discours sur ce qui n'en est pas un et l'on sait, depuis
Freud, qu'une telle question est au coeur du problème de l'interprétation
des rêves.
Donc, le geste est ce qui leste une entité sonore de références
et de significations; c'est là ce qui lui confère son impact
spécifique sur l'auditeur mais en même temps le contraint à
ne pouvoir être qu'une césure, qu'une scansion du travail musical:
n'enchainer que des gestes reviendrait à aligner des slogans. La
production de gestes, si elle reste une part déterminante de l'art
musical (et qui ne connait l'importance du "bon geste au bon endroit"?),
ne saurait en être le fondement, encore moins la matière principale(_).
Xenakis mise cependant tout son crédit sur ses gestes; il les pratique
selon deux modalités:
- tout le travail de l'oeuvre est au service de l'émergence d'un
geste spectaculaire, de l'effet (instrumental ou sonore) qui arrachera l'adhésion
du public et le laissera pantois et bien souvent décervelé.
C'est dire qu'alors le geste s'annonce longtemps à l'avance et fait
perdurer ses résonances; lourdement attendu, il tétanise la
pensée et aveugle la mémoire.
- à la différence de ce premier cas, assez bien représenté
par le geste instrumental, physiologiquement impossible à réaliser
(20 sons à la seconde!) qui conclut "Herma", Xenakis recourt
également à ce que j'appellerai des "catalogues de gestes
instrumentaux" tel qu'on en trouve dans "Nomos Alpha". Ici
se rencontre une succession de gestes inlassable et, à dire vrai,
potentiellement illimitée, sorte de chronique diversifiée
où chaque auditeur est loisible de prélever selon son appétit
du moment. Là encore l'oeuvre se conclut sur un geste instrumental
rigoureusement inexécutable(_) mais ce terme ne se distingue plus
guère des autres effets qui l'ont précédé.
N'y a-t-il pas, dans cette prévalence du geste, la raison de l'impact
sonore immédiat que procure souvent la musique de Xenakis? C'est
aussi ce qui la rend plus étroitement dépendante de la situation
de concert où l'auditeur peut doublement percevoir le geste, tout
spécialement lorsqu'il est instrumental puisqu'il peut le voir en
même temps que l'entendre; mais une composition peut-elle ne se soutenir
que de tels effets? Ne bute-t-on pas sur l'unilatéralité d'un
effet qui ne serait au service de rien d'autre que de lui-même? Dit
plus prosaïquement: si l'on peut être accroché, surpris,
retenu à la première audition d'une oeuvre de Xenakis, la
seconde ne procure-t-elle pas immanquablement le sentiment d'une pauvreté
accablante?
Plus grave encore: si l'effet, quand il est rare, permet de faire basculer
une oeuvre d'un versant à l'autre de sa trajectoire (je songe ici
à ce geste rythmique, déstabilisant la mesure à trois
temps, que Beethoven utilise dans le développement du premier mouvement
de l'Héroïque pour introduire, en un endroit entièrement
inusité, à l'émergence d'un nouveau thème),
l'effet, quand il ne fonctionne plus que pour lui-même c'est-à-dire
lorsqu'il n'est plus qu'effet sonore sans effet musical, s'empâte
et confine très vite à l'exhibitionnisme, quand il ne tourne
pas d'ailleurs au comique pur et simple: quand le signifiant du geste s'affiche
sans signifié, quand la démonstration n'est plus qu'affirmation
phallique!
Pour cette raison, la musique de chambre de Xenakis est certainement la
part la moins défendable de toute sa production: ce qui peut fonctionner
comme virtuosité tapageuse dans sa musique pour instrument solo et
comme geste inouï dans sa musique pour grands ensembles vire très
vite, dans ses oeuvres pour petite formation (je songe par exemple à
"Palimpsest"(1979) mais aussi dans le catalogue des oeuvres pour
percussion à "Persephassa"(1969)), au concours débridé
où chacun rivalise pour exhiber ses attributs, si bien que la part
nécessairement "brute" de tout geste (part qui est le prix
inévitable de son impact sonore) s'y convertit en grossièreté.
En ce sens, le rapprochement souvent fait entre Xenakis et Vasarely(_),
pour être exact, n'en est que plus cruel, la "plastique"
de Vasarely relevant de la décoration des salles d'attente et des
halls d'aéroport bien plus que de la peinture proprement dite.
V.L'occupation de l'espace global
Comment Xenakis assemble-t-il et combine-t-il ses espaces locaux et ses
ensembles en vue d'engendrer une Forme? Xenakis opère au moins de
deux manières différentes:
1) Dans un premier cas (que l'on trouve dans "Herma" et "Nomos
Alpha") la Forme sera engendrée par une macro-combinatoire portant
sur les espaces locaux. Le global de l'oeuvre s'engendre ici au fil successif
des calculs en sorte que la Forme de "Herma" peut être définie
comme le parcours d'une formule algébrique(_) et celle de "Nomos
Alpha" comme l'effeuillage d'un formulaire de permutations(_). Toute
la Forme musicale se gage ici sur un calcul algébrique et une disposition
ordonnée d'objets distincts.
2) Dans d'autres cas, Xenakis conçoit la Forme comme un profil géométrique:
le temps premier de la composition est alors pour lui le dessin des grandes
trajectoires qui vont envelopper l'oeuvre. C'est le cas par exemple de "Métastasis"(_)
(avec ses "surfaces réglées" figurant les glissandi
de cordes) et de bien d'autres de ses oeuvres(_). On a souvent assimilé
ces figures géométriques à des projets architecturaux.
C'est là, je crois, une référence injustifiée
à l'architecture, s'il est vrai que celle-ci, consistant à
produire de l'espace(_), ne saurait se rabattre sur la réalisation
spatiale de figures géométriques.
Ces dessins globaux ou ces calculs algébriques peuvent-ils tenir
lieu d'ossature pour une Forme musicale? Pour la plupart des compositeurs,
ces types d'objets qu'ils utilisent dans l'intimité de "leur
chambre d'écriture"(_) restent de simples étapes intermédiaires
pré-compositionnelles qui n'appartiennent qu'à la genèse
de l'oeuvre et ne servent qu'à nourrir l'imaginaire de leur auteur;
c'est dire qu'il n'y a pas vraiment lieu d'y faire référence
quand on traite de l'oeuvre achevée.
Tel n'est plus le cas chez Xenakis. C'est d'ailleurs là l'origine
de cette difficulté particulière que l'on rencontre lors de
l'analyse de ses oeuvres: il n'y a en effet bien souvent pas d'autres moyens
de les traiter que de refaire à l'envers les calculs du compositeur
et d'examiner ensuite leur pertinence(_). Là où, chez tout
autre compositeur, le résultat (l'oeuvre) transcenderait sa genèse
en sorte qu'il y ait sens à mettre en évidence une consistance
de l'oeuvre non transitive à la cohérence de son engendrement,
chez Xenakis il n'y a pas en général de telle rupture de plan:
l'oeuvre reste immanente à sa poïétique. C'est dire combien
elle est menacée de ne pouvoir fonctionner par elle-même, comme
totalité consistante, combien elle se voit obligée de miser
sur la captation de l'auditeur par tel ou tel geste plus ou moins spectaculaire.
On bute, ce faisant, sur le fait suivant: si la Forme est le nom d'une consistance
musicale globale, la Forme musicale ne saurait être ni architecturale,
spatiale ou géométrique, ni combinatoire ou déductive;
de même la Forme musicale ne saurait être narrative: Xenakis
recourt plus rarement à cette troisième ressource mais on
la trouve cependant implicitement mise en jeu dans ses oeuvres déclarées
"libres" telle "Jonchaies". Ces oeuvres que Xenakis
dénomme "subjectives"(_) n'échappent nullement aux
critiques précédentes; en effet le point principal qui les
différencie des oeuvres dites "rigoureuses" est seulement
qu'un procédé unique n'y est pas tenu d'un bout à l'autre
en sorte que, dans ces oeuvres "libres", les sections se succèdent,
exploitant l'une après l'autre les différents procédés
que Xenakis s'est constitué par ailleurs. Ces oeuvres, moins uniformes
et par là moins "austères", n'en sont pas pour autant
plus "composées" et leur Forme n'en existe guère
plus: le catalogue est simplement plus diversement effeuillé.
Le point crucial est que la Forme musicale consiste en l'existence d'un
temps singulier, qu'il convient de nommer temps musical et que Xenakis,
d'une manière très symptomale, s'acharne à disqualifier.
VI. Le temps
Xenakis est le seul compositeur - à ma connaissance - qui dénigre
la dimension temporelle de la musique. A prendre au sérieux son propos,
on se trouve là en face d'un paradoxe singulier, qui conduit d'ailleurs
Xenakis à douter parfois de sa propre identité de compositeur
pour se définir plutôt dans un horizon pluri-disciplinaire
(on reviendra plus loin sur le rapport aux mathématiques qui sous-tend
cette posture). Paradoxe en effet que de considérer, comme le fait
Xenakis, que le temps est un simple paramètre second, sorte de faisceau
lumineux balayant une structure "hors-temps".
On sait que Xenakis propose une tripartition qui distingue les catégories
de l'"hors-temps", de l'"en temps" et du "temporel"(_).
Je propose d'interpréter ainsi ces catégories:
- l'"hors-temps", c'est l'espace, y compris l'espace longitudinal
des durées;
- le "temporel", c'est la catégorie du temps pensé
comme paramètre, comme ce qui permet de parcourir linéairement
l'espace hors-temps, de le faire défiler continuement et successivement
devant une sorte de fenêtre étroite;
- l'"en-temps", c'est ce qui résulte de la temporalisation
des structures hors-temps, de la paramétrisation temporelle de l'espace
(Xenakis use même de l'image d'une "gravure temporelle"(_));
bref, c'est le produit de l'hors-temps et du temporel.
Ou encore: l'hors-temps, c'est ce qui sera paramétré; le temporel,
c'est le paramètre; l'en-temps, c'est le résultat du paramétrage.
La structure hors-temps est pour Xenakis l'essence de la structure musicale,
avec les trois dimensions qu'il lui reconnait: les hauteurs, les intensités
et les durées(_). Si les durées sont paradoxalement comptées
par lui comme une des dimensions de l'hors-temps, c'est qu'elles en constituent
la mesure horizontale; elles symétrisent ainsi, dans l'ordre latéral
de la partition, ce qui prévaut sur le plan vertical des hauteurs.
Pour Xenakis les durées ne sont pas un vecteur dissymétrique,
à la fois irréversible et sans substance propre qui fonctionne,
vis à vis des hauteurs, intensités et timbres, comme une sorte
d'"âme" vis à vis d'un "corps", comme potentiel
d'existence offert au matériau sonore. Pour lui, les durées
sont somme toute l'axe horizontal de sa feuille de papier millimétré.
Clairement, Xenakis réduit le temps à sa seule dimension paramétrique,
ce qui n'en est pourtant qu'un aspect fort réduit(_) que l'on pourrait
d'ailleurs retrouver aisément dans la dimension verticale des hauteurs.
La façon dont Xenakis organise les durées s'infère
de sa "méthode en gros": les durées de ses ensembles
sont en effet déduites de calculs portant sur les densités
et les vitesses moyennes en sorte que seules les durées globales
(durées des ensembles) sont précisément construites,
les micro-durées (des éléments) étant, elles,
livrées à "l'expérience stochastique du compositeur"(_).
Ainsi le travail de formalisation de Xenakis s'appesantit sur les hauteurs,
traite avec plus (Nomos Alpha) ou moins (Herma) de précisions les
timbres et intensités alors que les durées n'y organisent
nulle synthèse musicale et se cantonnent au statut de résultante
passive.
Le temps chez Xenakis n'est nulle part scindé en durées et
tempo, en durées élémentaires et durées globales,
en micro- et macro-durées. Très exactement, le temps n'est
pas composé en sorte qu'il est légitime de dire que, n'organisant
pas le temps mais se contentant d'exposer une structure a-temporelle dans
le temps physique des secondes, Xenakis ne compose pas: il lui importe uniquement
d'occuper l'espace de la partition.
VII.La Forme
Il est aisé de comprendre les effets dévastateurs qu'une telle
attitude peut avoir vis-à-vis de la Forme musicale. J'ai déja
dit que la Forme est tendanciellement conçue par Xenakis comme le
parcours d'une formule ou comme le balayage de figures géométriques.
Il est clair qu'en aucun de ces cas la Forme ne saurait atteindre à
l'existence musicale. De semblables parcours, par delà le caractère
plus ou moins prononcé de telle ou telle surprise qu'ils incluent,
ne sauraient qu'assurer la variété des climats proposés
à l'auditeur sans être jamais à même de nouer
une trajectoire qui soit musicalement sensée.
Ces apparences de Forme n'en donnent l'illusion qu'en alternant les situations
sonores contrastées; d'un coté elles sont sans orientation,
de l'autre elles sont également sans cette stabilité extatique,
cette immobilité comtemplative que procurent les musiques misant
sur les macro-timbres orchestraux.
L'existence d'une Forme musicale, contrairement à ce qu'enseignent
certains professeurs de composition, ne saurait être garantie par
la seule existence d'un déroulement temporel. Contrairement à
l'idée que la Forme d'une oeuvre existerait du seul fait que l'oeuvre
prend une réalité sonore, la seule question étant alors
de discriminer les "bonnes" des "mauvaises" formes (et
tout un prétendu "savoir", postulé dans un pseudo-enseignement
de la composition, s'adosse à une telle hypothèse implicite),
il faut à mon sens assumer qu'il n'est pas vrai qu'une Forme résulterait
du seul fait que se succèdent des séquences sonores. En ce
sens, la Forme musicale n'existe pas toujours; je dirai même qu'elle
est rare: il est rare de nos jours qu'une oeuvre accède à
la capacité d'engendrer une Forme.
Ce n'est pas parce qu'on peut énumérer diverses situations
sonores parcourues au fil de l'oeuvre, qu'on peut les distinguer et les
nommer qu'une Forme musicale nécessairement en découlera:
l'énumération des lettres de l'alphabet telle "A B A
C A D ..." ne saurait tenir lieu de Forme. Tout au plus évoque-t-elle
la Macro-structure de l'oeuvre, son squelette (qu'on a pris la mauvaise
habitude d'appeller son architecture); une telle énumération
permet sans doute de sérier les moments traversés, de repérer
des récurrences et réitérations variées mais
elle ne pense pas la Forme. Ainsi la Forme-Rondo, dont le canevas est évoqué
par les lettres précédemment alignées, ne saurait se
penser en ces termes, incapables de cerner par eux-mêmes l'essentiel
d'un Rondo singulier: ce qui s'y éprouve de la contradiction du même
(varié) et de l'autre (réitéré).
Une Forme est toujours une singularité; ainsi les archétypes
des grandes Formes tonales n'en sont que des structures générales,
telles des problèmes ouvrant à une infinité de solutions
différentes en sorte que chaque fugue, chaque sonate (non académique!)
a une Forme singulière. De même, dans la musique contemporaine
la Forme ne saurait s'inférer d'une quelconque formule. Elle ne saurait,
a fortiori, établir sa consistance par transfert d'un attrait graphique
ou visuel; il est en vérité passablement puéril de
croire que le parcours d'une formule algèbrique (Herma) ou que la
paramétrisation temporelle d'une figure géométrique
(Metastasis) puisse établir une quelconque consistance musicale.
En fait, la Forme est le nom donné à l'unité globale
de l'oeuvre, unité-scission et non unité-fusion, unité
résultante et non pas unité a priori ou donnée d'avance,
unité qui procède d'une dialectique singulière et ne
s'infère nullement d'une éventuelle unicité de la loi
ou du système compositionnel(_). La Forme est le nom de l'unité
en tant qu'elle est conquise contre la diversité locale, contre la
dispersion temporelle; elle s'établit non comme une structure qui
contient et retient l'oeuvre mais plutôt comme une fidélité
que la mémoire inscrit au fil de l'écoute et par laquelle
elle recollecte l'oeuvre.
C'est dire qu'il n'y a de sens musical et donc de Forme que là où
il y a enjeu musical de la composition et de l'oeuvre. En ce sens la Forme
musicale n'existe pas dans les oeuvres de Xenakis.
VIII.L'histoire musicale
J'ai parlé d'enjeux. Ils sont, en musique, extrèmement variés
puisqu'ils n'existent qu'enracinés dans la particularité d'un
matériau sonore, que déployés au fil d'une pratique
d'écriture. Il y a cependant de grandes constantes de la pensée
musicale qui désignent, vaille que vaille, les grandes opérations
dialectiques de la composition: on parlera de "développement",
de "variation", de "tension et détente", de "transition",
de "processus"... Chacun mettra un sens sous ces mots quitte à
récuser leur universalité ou leur pertinence présente;
chacun cependant confrontera son projet compositionnel à ces catégories,
soit pour les revivifier, soit pour les outrepasser - et le fait même
de s'établir contre ces catégories n'est-il pas également
une façon de reconnaître leur importance?
Xenakis, quant à lui, ne s'embarrasse pas de telles considérations;
on peut se dire: voilà sa force, sa capacité de faire table
rase de problèmes obsolètes et d'inventer de part en part
une nouvelle vision de la musique. Il est vrai qu'une part de "barbarie",
de passage en force qui tranche et rejette unilatéralement est parfois
nécessaire à l'égard d'un passé trop encombrant
mais ceci ne saurait éliminer le temps ultérieur de la recomposition,
le moment du bilan où l'histoire passée s'articule à
la tache en cours.
La vision de l'histoire musicale que propose Xenakis est particulièrement
dérisoire; quelques rares noms circulent sans qu'on ait jamais l'acuité
d'une sensibilité musicale. Lorsque Xenakis s'avance à émettre
un jugement sur une oeuvre ou un compositeur, on touche à la caricature;
quand il parle de la Fugue, c'est pour déclarer sans ambages qu'elle
est "un automate"(_) ce que même une fugue d'école
n'est pas, sans parler bien sûr des fugues de J.S.Bach toutes entièrement
singulières et au parcours original; quand Xenakis écrit:
"le Boléro de Ravel dont l'unique variation est la dynamique"(_),
on se demande s'il lisait une réduction pour piano de cette oeuvre
ou s'il l'écoutait dans une transcription pour accordéon;
quand il écrit ailleurs: "Schoenberg n'avait aucune raison,
en dehors d'une ignorance relative à son temps et à son éducation
de musicien, de réintroduire un ordre temporel dans les douze sons"(_),
on se prend à penser que l'ignorant pourrait être celui qui
siège fièrement en une Académie qui n'est peut-être
plus ce temple du Savoir qu'elle se prétend toujours être.
S'il est exact, selon Lacan, qu'une vérité se donne en "trou
dans le savoir", si une vérité se mesure donc aux positions
constituées du savoir qu'elle met en défaillance, encore faut-il
admettre qu'éviter un savoir n'est pas l'ignorer.
Ce que nous dit Xenakis de l'histoire musicale tient en une page de"Musiques
Formelles"(_). Peut-on prendre sérieusement cela pour un bilan
de compositeur, sans parler des exigences accrues qu'on pourrait avoir vis
à vis de quelqu'un qui prétend théoriser sur la musique?
Nul n'est sommé de tenir un discours sur l'histoire musicale et tout
compositeur peut bien choisir de se consacrer à son oeuvre musicale
sans éprouver le besoin de faire de la théorie; qu'au moins
celui qui s'y livre soit tenu responsable pour ce qu'il avance.
IX. La dialectique musicale
Le point décisif est que la pratique musicale de Xenakis est radicalement
dépourvue de toute dialectique, je veux dire par là de contradictions,
de processus donc d'enjeux musicaux. Dans ses oeuvres, on ne discerne nulle
contradiction entre d'une part ses systèmes de composition, lois
mathématiques et autres principes déductifs et d'autre part
une matérialité musicale; on ne repère nulle torsion
intérieure à ses oeuvres, torsion où la Forme s'engendrerait
d'un conflit entre deux principes.
Il est vrai qu'à reconstituer laborieusement les calculs de Xenakis,
on décèle de nombreuses inexactitudes entre le "modèle"
mathématique et la "réalisation" de la partition.
Doit-on tenir cela pour une preuve de l'instinct musical de Xenakis qui
l'amenerait à "corriger" ce que la formule mathématique
aurait de trop rigide? Je tiens qu'on ne peut lui faire ce crédit,
non par malveillance délibérée, mais seulement au terme
d'un examen détaillé de ces multiples distorsions.
Ainsi, pour rester avec les deux partitions retenues, on trouve dans "Herma"
une exposition ne correspondant pas aux principes du tirage aléatoire
déclaré par Xenakis, ne serait-ce qu'en raison d'un total
chromatique initial qui est, "stochastiquement" parlant, tout
à fait improbable; on découvre des ensembles proclamés
complémentaires qui sont truffés de notes communes au point
qu'on peut décèler 32 "exceptions" sur 293 sons(_):
ceci revient à dire que plus d'une hauteur sur dix contrevient au
système affiché sans pour autant instituer un autre principe
de consistance. Peut-on imaginer que Schoenberg, dont Xenakis blame l'inconséquence,
ait pu se tromper d'une hauteur au moins dans chacune des transpositions
de sa série? A ce point, la prolifération des "écarts
de plume"(_) ne pointe-t-elle pas tout simplement l'absurdité
du principe retenu?
Dans "Nomos Alpha", les modes de calcul sont également
pratiqués "grosso modo"; J.Vriend(_) entreprend un relevé
détaillé des inexactitudes, erreurs ou "à-peu-près"
qui abondent au fur et à mesure que Xenakis empile de nouvelles techniques
de calcul si bien qu'au total l'ordre varié qui était visé
devient un désordre compact: Xenakis, superposant, sans contrôle,
des techniques hétérogènes, aboutit soit à la
neutralisation réciproque de leurs effets, soit à leurs convergences
incongrues et inexploitées.
Les inconséquences de "réalisation" sont ainsi erratiques
et elles abondent. De plus, elles ne peuvent nullement s'interpréter
comme une tentative de "musicaliser" un discours qui serait, sans
elles, menacé de dogmatisme scientifique. On ne peut d'ailleurs accepter
l'idée que le sens musical puisse tenir à quelques aménagements
locaux d'une situation non musicale. Il faut convenir que ces modifications
locales auxquelles Xenakis procède, sans doute involontairement,
sont insignifiantes du point de vue même des oeuvres dans lesquelles
elles interviennent.
Elles sont parfois des petits aménagements localisés auquel
le compositeur ne donne nul sens ultérieur: ainsi dans "Herma"
voit-on apparaitre au tout début de la partition un total chromatique
(sorte de série dodécaphonique tout à fait surprenante
dans le contexte probabiliste mis en avant par Xenakis) puis, un peu plus
loin(_), une très curieuse séquence diatonique (ré-mi-fa-sol-la)
sans que le compositeur ne tire dans la suite de l'oeuvre les conséquences
de ce qu'il vient ainsi de poser, en une irresponsabilité assez frappante
à l'égard de ses propres décisions.
Le plus souvent les modifications qui apparaissent à l'analyse entre
le "modèle" et la "réalisation" sont de
pures et simples erreurs; comment s'intéresser à un travail
aussi inconséquent vis-à-vis de ses propres présupposés:
si nul n'est contraint de se targuer d'une formule mathématique,
on peut tout au moins attendre de celui qui s'y réfère qu'il
se soumette à la dure loi du calcul qu'il prétend épouser.
Comment peut-on se réclamer de principes qu'on traite avec tant de
négligences? Comment s'autoriser d'une loi qu'on bafoue aussitôt
que posée? Les tragiques grecs (dans lesquels Xenakis aime à
se draper) n'auraient-ils pas discerné là le ferment de quelque
injustice, si ce n'est le prologue de quelque imposture?
X. Le théoricien
Dans ses déclarations théoriques, Xenakis explicite l'aplatissement
généralisé des catégories musicales auquel il
se livre:
* Selon lui, l'écriture musicale ne serait qu'un code pur et simple,
qu'une notation: "L'écriture graphique (...) ne devrait être
qu'une image, fidèle autant que possible à l'ensemble des
instructions que le compositeur transmet à l'orchestre ou à
la machine"(_).
* L'interprétation ne désigne pour Xenakis que l'exécution,
d'où son "idéal" de supprimer l'interprète
et l'instrumentiste: "il serait souhaitable dans un avenir très
proche (que le résultat final soit incarné) par une mécanisation
poussée qui supprimerait les interprètes d'orchestre (...)
et qui assumerait la fabrication mécanisée des êtres
sonores"(_). Le poète Ossip Mandelstam répondait, dans
les années trente de ce siècle, à ce genre de problématique:
"Si la direction d'orchestre n'est qu'un coup de pouce à une
musique déjà lancée, à quoi sert-elle? (..)
Le rêve qu'on caresse d'un orchestre sans chef est à mettre
dans le même fourre-tout de la niaiserie européenne que l'esperanto,
langue universelle"(_). Ce refus des interprètes a d'ailleurs
récemment conduit Xenakis à les remplacer par des taureaux
de Camargue(_) sans qu'aucun commentateur n'y trouve apparemment rien à
redire.
* La perception enfin est censée s'aligner sur les calculs écrits,
sur la formalisation mathématique en sorte que l'oreille serait tenue
de suivre la combinatoire organisant les hauteurs. Ainsi Xenakis précise
dans sa note introductive à la partition d'"Herma" que
"les intensités (...) servent à clarifier la perception
des classes (de hauteurs) lors de leur gravure temporelle". C'est donc
que le parcours de l'oreille est conçu par Xenakis comme devant épouser
les péripéties de la formule mathématique retenue,
ce qui est tout bonnement absurde.
XI. Le rapport aux mathématiques
Il faut, je crois, comprendre que le projet de Xenakis n'est pas en vérité
strictement musical ou compositionnel mais se présente plutôt
comme le projet d'une vaste synthèse entre les arts et les sciences,
synthèse qui prend chez Xenakis la tournure métaphorique d'un
alliage puisque la publication de sa soutenance de thèse porte pour
titre: "Arts/Sciences Alliages"(_). Xenakis n'hésite pas
à prétendre couvrir toute l'étendue du terrain ainsi
défini; il entend d'un côté embrasser tous les arts,
en cette méthode en gros qu'on lui connaît: "Tout ce qui
est dit ici au sujet de la musique est aussi valable pour toutes les formes
de l'art (peinture, sculpture, architecture, cinéma, etc...)"(_);
du coté des sciences, il n'est pas en reste: "L'artiste concepteur
devra posséder des connaissances et de l'inventivité dans
des domaines aussi variés que la mathématique, la logique,
la physique, la chimie, la biologie, la génétique, la paléontologie
(pour l'évolution des formes), les sciences humaines, l'histoire,
en somme une sorte d'universalité"(_). C'est cependant sur le
coeur Mathématique-Musique que Xenakis tente d'asseoir plus spécifiquement
son propos.
Xenakis postule d'une part un parallélisme relatif entre les histoires
respectives des mathématiques et de la musique et d'autre part une
transitivité des unes à l'autre, transitivité qu'il
considère non seulement possible mais qu'il déclare nécessaire:
" Ici (dans "Pithoprakta"), la pensée se trouve libérée
des discussions de détail;(...) elle est forcée de s'aligner
sur les positions de la pensée scientifique"(_). Il faut bien
constater que la légèreté dont il fait preuve à
l'égard de l'histoire de la musique vaut bien celle avec laquelle
il investit l'histoire des mathématiques. Celles-ci sont réduites
aux disciplines antiques (l'arithmétique et un peu de géométrie)
puis à la seule algèbre et, dans ces domaines, l'histoire
selon Xenakis s'arrèterait au seuil du XX· siècle!
Quant aux interactions décrites entre les deux histoires et telles
que brossées en une fresque publiée en annexe de"Musique.Architecture",
il n'est que d'en relever les points extrêmes pour en discerner l'imposture:
- Comment peut-on déclarer qu'il n'y a "pas de correspondance
en musique" à la découverte des "nombres irrationnels
positifs (tels) la racine carrée de 2"(_) quand le problème
grec de l'irrationnalité de V2 fut précisément suscité
par celui du partage de l'octave en deux parties égales?(_)
- Comment peut-on affirmer sérieusement que depuis 1920 il n'y a
"pas de nouveau développement de la théorie des nombres"(_)
quand il serait élémentaire d'aligner les nouvelles découvertes
du XX· siècle en cette matière? Certaines d'ailleurs
intéressent très directement la théorie musicale; ainsi
en est-il de la théorie des "nombres surréels"(_)
dont on pourrait montrer qu'elle permet de "quantifier" et d'ordonner
les spectres (harmoniques ou inharmoniques) des timbres de toutes espèces:
mais il ne s'agit là, somme toute, que d'une prolongation moderne
du compagnonnage ancestral entre harmonie musicale et théorie des
nombres.
Si l'histoire comparée que propose Xenakis est factuellement insoutenable,
elle ne vise en vérité qu'un seul but: tenter de faire valoir
l'idée selon laquelle il pourrait y avoir transfert de la cohérence
mathématique à la consistance musicale. Cette thèse
est véritablement la cause de Xenakis qu'il tente d'établir
de force et par tous les moyens. Il ne s'agit pas là, chez lui, d'une
simple opinion ou d'une position purement théorique; c'est en effet
le ressort même de sa productivité compositionnelle. Xenakis
utilise ainsi des lois mathématiques à différentes
fins:
a) pour sélectionner certains objets dans un matériau proliférant.
Ainsi dans "Nomos Alpha" ses propres hypothèses de composition
engendrent 8!=40320 successions possibles de complexes sonores. Pour limiter
une telle prolifération, tout compositeur sélectionnerait
certaines successions au vue de leur particularité musicale; selon
que l'on souhaite par exemple des enchaînements plutôt contrastés
ou selon que l'on préfère obtenir des situations sonores plus
homogènes et continues, on retiendrait telle ou telle succession.
Xenakis, quant à lui, sélectionne sans s'intéresser
à la particularité des matériaux musicaux qu'il vient
de poser; il ne travaille nullement en faisant fonds sur son intuition musicale
mais il mobilise un dispositif mathématique(_) entièrement
arbitraire (car totalement insoucieux du problème musical posé)
pour retenir 24 des 40320 successions initiales.
Exemplairement ici,la mathématique vient pallier le courage de décider
musicalement. Qui plus est, quand on y regarde de près, ces 24 séquences
ainsi sélectionnées ont des propriétés combinatoires
tout à fait singulières que Xenakis ignore, comme s'il ne
se rendait même pas compte des conséquences combinatoires de
son mode de sélection: ainsi les permutations des chiffres 1 à
8 qu'il obtient équivalent à la réunion de deux permutations
disjointes, l'une portant sur les quatre premiers chiffres, l'autre sur
les chiffres 5 à 8. Il a donc obtenu, visiblement sans le vouloir,
des séquences aux caractéristiques particulières dont
il ne tire aucun parti spécifique.
b) pour assurer un principe de différenciation entre objets. Là
également, Xenakis utilise des techniques de calcul selon des à-peu-près
mathématiques qui déqualifient son propos mais, surtout, les
techniques qu'il utilise étant entièrement indifférentes
à la qualité des objets musicaux sur lesquels elles vont "s'appliquer"
(lesquels objets ne sont bien sûr ni neutres ni homogènes comme
peuvent l'être les "objets" mathématiques) ne vont
pas engendrer la variété maximale du résultat musical.
Ainsi, pour rester dans "Nomos Alpha", Xenakis n'utilise pas les
formules mathématiques qui lui auraient permis de différencier
au mieux ses séquences (_) et celles qu'il retient sont involontairement
typées, c'est-à-dire caractérisées selon une
nécessité non musicale.
c) pour manipuler "en gros" les éléments qui remplissent
ses ensembles-objets. Il est très frappant de constater que Xenakis
refoule totalement la topologie qui est pourtant la discipline mathématique
par excellence pour traiter de globalités, et lui substitue le calcul
des probabilités, plus adapté à son travail sur les
moyennes et plus riche en formules directement "appliquables".
d) pour définir un principe de succession et d'ordonnancement des
grands ensembles d'une oeuvre: on a vu que tel est le cas dans "Herma"
puisque l'évolution musicale se fait au fil d'une formule algébrique.
Ce qui est frappant dans ces différents cas de figure c'est que Xenakis
ne se fait nulle confiance, et en particulier ne fait nulle confiance à
son imagination musicale ou à son intuition de compositeur; il utilise
les mathématiques comme une sorte de "sur-moi", comme La
loi, celle qui répondrait à l'angoisse du compositeur devant
la complexité foisonnante du réel et qui lui ferait faire
l'économie du courage d'écrire.
XII Mathématique et Musique
Pour habiller ce propos, Xenakis applique donc les mathématiques
à la musique comme si la formalisation musicale pouvait se décalquer
d'une formalisation mathématique. Ainsi Xenakis fait porter l'accent,
à l'intérieur des mathématiques, sur les mathématiques
dites appliquées, réduisant les mathématiques à
une sorte de technicité calculatrice. Il est patent que tout ceci
découle de cette position qui, prenant la fusion musique-mathématique
comme catalyseur de l'alliage arts-sciences, dérive vers une conception
techniciste de la science et une vision culturelle de l'art, si bien que
l'alliage arts-sciences se trouve bien vite monnayé en alliance de
la culture et de la technique pour achever de s'abaisser en ces noces, aujourd'hui
constamment célébrées, de la communication et de l'industrie.
A mon sens, il faut opposer à cette problématique la thèse
qu'il n'y a pas de noeud direct entre musique et mathématiques. Très
exactement, s'il y a noeud, il se fait entre mathématique et théorie
de la musique et il inclue nécessairement la philosophie, comme cela
seul qui puisse nouer les deux termes(_). C'est bien ainsi d'ailleurs qu'à
l'origine grecque les choses se sont jouées puisque se sont fondées
d'un geste presque concommittant la philosophie (Parménide), la mathématique
et la théorie de la musique(Pythagore)(_). On ne peut, à mon
sens, transiter des mathématiques à la musique que par le
biais d'une interprétation philosophique des unes (épistémologie)
et de l'autre (esthétique). C'est pour cette raison que ce qui se
noue alors est moins les mathématiques et la musique que les mathématiques
et la théorie de la musique, ce qui n'est pas du tout pareil.
Xenakis court-circuite ces difficultés. Quand il traite de la philosophie
(car il ne manque pas d'y toucher), c'est encore et toujours sans s'encombrer
de détails et mieux vaut passer sous silence cette partie de ses
écrits. Lorsqu'il traite plus spécifiquement de l'histoire
de la théorie musicale, Xenakis aime à se référer
à Aristoxène de Tarente, l'empiriste anti-mathématicien
tout autant qu'à Pythagore, son ancètre et son ennemi. Il
y a certes une inconséquence chez Xenakis à se réclamer
d'Aristoxène quand par ailleurs il prône l'application des
mathématiques à la musique: tout le propos d'Aristoxène
est en effet de combattre cette position des mathématiques appliquées
à la musique(_). Le paradoxe peut s'expliquer, si on rejette l'hypothèse
que les différences de philosophie entre Pythagore et Aristoxène
aient pu échapper à la perspicacité de Xenakis, par
le fait que Xenakis tient en Aristoxène une sorte d'emblème
de l'empiricité intra-musicale qui lui permet de simuler une intériorité
à l'histoire du champ musical.
Il est d'ailleurs notable que la rigueur formelle dont on crédite
souvent Xenakis(_) et qui devrait l'inciter au culte exclusif de Pythagore
n'est pas aussi patente qu'on le croit. En fait le "formalisme"
et le dogmatisme dont fait preuve Xenakis dans l'application des mathématiques
à la musique ne lui viennent nullement de Pythagore mais plutôt
de cette vision technicienne et utilitariste des mathématiques, vision
en vérité entièrement indifférente à
la rationnalité mathématique, à ses démonstrations
et chemins déductifs(_), vision qui trouve son accomplissement au
XX· siècle plutôt qu'à l'ère grecque et
qui s'emblématise en ce triomphe présent de la figure de l'ingénieur,
armé de son vade-mecum de formules à tout faire et de modes
d'emploi des machines performantes. Dans le culte de la mécanisation,
Xenakis n'est pas en reste: "Ma méthode est capable d'unifier
l'expression des structures fondamentales de toutes les musiques asiatiques,
africaines, européennes. Elle a un avantage considérable:
sa mécanisation"(_) et Xenakis ne doute point des vertus de
cette "abstraction" technicienne qui n'est en vérité
qu'une indifférence suprême aux contenus effectifs: "Le
courant abstrait est tellement puissant et tellement important que ses détracteurs,
dans le domaine des arts, paraissent atteints de débilité
mentale"(_).
XIII.D'un autre rapport entre logique mathématique et logique musicale
S'il y a bien un rapport entre pensée musicale et pensée mathématique,
ce rapport n'est pas, à mon sens, un parallélisme. De ce poinet
de vue, il n'est pas vrai que formalisation, raison, calcul, cohérence,
déduction... soient des mots qui aient le même sens en mathématique
et en musique. Déjà à l'intérieur même
des mathématiques il n'est pas véridique que la rationalité
s'épuise dans le calcul (un certain nombre de grands théorèmes
logiques portent sur ce point) ou que la démonstration s'éponge
en une déduction formalisée(_), a fortiori dans l'espace de
la pensée musicale et il n'y a guère de sens à concevoir
que la dialectique intramathématicienne de la raison et du calcul
puisse se transposer telle quelle en celle de la raison et des calculs musicaux,
a fortiori qu'on puisse "appliquer" l'une à l'autre.
S'il fallait poser quelques hypothèses sur ces rapports entre pensée
musicale et pensée mathématicienne, je proposerais de les
chercher dans l'hypothèse d'une sorte d'antisymétrie entre
ces deux domaines, la musique pratiquant les principes logiques des mathématiques
en quelque sorte à l'envers. J'en donnerai ici trois modalités:
1) Là où la logique mathématique prescrit le "principe
de non-contradiction" (je ne peux poser à la fois A et non-A
sauf à verser dans l'inconsistance et par là à ne plus
disposer de propositions impossibles à déduire dans mon système
logique), la composition musicale poserait une sorte de "principe de
négation contrainte": tout objet musical posé doit se
composer avec son contraire c'est-à-dire se composer en devenir.
Ceci, bien sûr, n'a de sens que parce que le terme musical ainsi posé
n'est pas en soi susceptible d'être déclaré véridique
ou erroné; il n'est pas destiné à supporter "une
valeur de vérité".
Il faudrait en effet relever au prélable que la musique n'opère
pas dans l'espace des propositions mais plutôt dans celui des prédicats;
elle opére sur des équivalents de concepts, de mots (qui dans
son cas sont bien entendu éminemment concrets) qui n'ont pas en principe
d'inverse: on peut renverser une proposition (une phrase par exemple) en
son contraire, on ne le peut, en général, pour un simple concept;
d'où que la négation d'un prédicat ou d'une "idée"
musicale ne soit pas son inversion (en vérité inexistante)
mais plutôt le processus de son devenir et par là de son altération.
Relevons au passage que ceci infirme le travail de Xenakis dans "Herma"
au sens où la négation d'un ensemble n'est pas la position
de son complémentaire (à l'intérieur du total des touches
du piano) et qu'encore moins enchaîner l'un à l'autre n'est
composer un devenir.
2) Là où la logique mathématique prescrit "le
principe du tiers-exclu" (entre A et non-A il me faut choisir car il
n'y a pas de position tierce), la composition musicale poserait un "principe
du tiers-obligé": tout terme musical posé doit se composer
avec un autre terme qui soit autre que la négation en devenir du
premier, terme neutre (en un sens etymologique: ne-utrum) puisqu'il n'est
"ni l'un, ni l'autre".
3) Là où la logique mathématique prescrit "le
principe d'identité" (A, deux fois posé, est identique
à lui-même en ses différentes occurences), la musique
prescrit un "principe de différenciation": tout terme posé
deux fois supporte par le fait même une altérité, soit:
aucun terme n'est, posé deux fois, identique à lui-même,
ou encore: en musique, répéter c'est altérer.
Ainsi composer, c'est poser ensemble trois termes: un terme musical premier,
sa négation (son autre) et encore un Autre terme et c'est également
composer l'altération de cette triade au fil de ses réitérations.
Poser ensemble, com-poser désigne ici autant de processus que rien
ne garantit a priori et surement pas le fait que l'un soit placé
à coté de l'autre (que ce soit sur la partition ou dans le
résultat sonore).
Cette antisymétrie des logiques mathématique et musicale interdit
un transfert pur et simple des cohérences mathématiques aux
consistances musicales: si A entraine B sur le plan de la démonstration
ou de la déduction mathématique, enchainer un analogon musical
de B après un analogon musical de A n'a en soi aucun sens musical.
XIV.L'esthétique de l'uniforme
Pourquoi Xenakis a-t-il atteint une telle notoriété? Pourquoi,
à ma connaissance, si peu de positions critiques développées
à son endroit depuis 30 ans (si l'on excepte, sans doute, quelques
diatribes académiques, avant que Xenakis ne revête lui-même
l'habit vert)? Si l'on se penche sur les raisons de son succès, il
y a, je crois, et pour en revenir au point de départ de cet article,
une préoccupation du "grand nombre", du "vaste ensemble"
qui ne manque pas, à juste titre, d'attirer l'oreille et l'attention.
Il est vrai que tout un versant de la pensée musicale contemporaine
s'intéresse non plus à l'individuel (tel que fourni à
profusion par la musique tonale) mais à ces amples mouvements qui
ont malgré tout donné le ton de ce siècle. D'où
qu'une préoccupation musicale d'un nouveau collectif, de l'ample
rassemblement (qu'on le nomme groupe, nuage, texture ou timbre) ait pris
de nos jours une telle importance dans la composition; très clairement
se rejoignent ici des nécessités immanentes à l'histoire
musicale et des "poétiques" inspirées par le siècle.
Bien sûr cette préoccupation se scinde en esthétiques
très diverses; pour sa part Xenakis, comme bien d'autres, tente d'en
proposer une vision "naturaliste": c'est sa métaphore répétée
où la foule humaine devient nuage gazeux ou amas de cigales.
Xenakis ne s'engage cependant pas dans une esthétique conséquente
de la Nature qui impliquerait de stabiliser de l'intérieur ses vastes
ensembles en assurant l'identité de leur Macro-structure et des micro-structures
qui les composent. Cela, c'est plutôt le propos d'un compositeur comme
Stockhausen; chez Xenakis, le discours est naturaliste mais la composition
ne l'est pas, si bien que c'est surtout chez lui une esthétique de
l'uniforme qui prend le dessus, une logique de la masse qui parce qu'elle
serait nombreuse et en excès sur ses composantes devrait se tresser
d'homogène.
Si l'on retrouve bien là au point de départ de son inspiration
cette préoccupation moderne dont je parlais plus haut, on ne peut
cependant accepter comme allant de soi ce rabattement du quelconque sur
l'uniforme, de l'indiscernable sur l'indifférent. Tout au contraire
un vaste ensemble, pour fonctionner comme rassemblement quelconque (ce qui
est requis si l'on tient que le collectif moderne n'est pas un rouage fonctionnel
d'une situation mais plutôt son clinamen) peut et même doit
se composer d'éléments particularisés, individualisés,
discernables. Sinon il ne sera précisément jamais quelconque
mais terriblement particularisé: comme masse grisaillante d'éléments
indifférents; il n'est alors qu'ennui de l'uniforme et du monotone
même si tel mouvement ou tel geste vient ensuite l'agiter.
Ceci n'est-il pas le projet explicite de Xenakis, qui transparaît
dans cette version d'un urbanisme "utopique" qu'il nous livre
benoîtement et dont la lecture ne saurait manquer de faire froid dans
le dos: "Le paysan classique, avec son travail manuel, devra disparaitre.
La répartition des collectivités devra constituer, au départ,
un mélange statistiquement parfait.(...) Le brassage devra être
total et calculé stochastiquement par les bureaux spécialisés
de la population"(_). Derrière ses rêves d'un compositeur
commandant à des batteries de machines(_) après que le champ
musical ait été débarrassé des interprètes,
c'est bien cet idéal du bureaucrate, régentant sans souci
du détail le monde de son fauteuil, qui dit la vérité
de Xenakis.